Et pourtant, Ibrahim Ouassari a quitté l’école à 13 ans…
Le père Ouassari peut être fier de son fils. Car aujourd’hui, de Bruxelles à la Silicon Valley, en passant par Paris ou Casablanca, Molenbeek, n’est plus connue uniquement pour être la commune où ont grandi des djihadistes, mais aussi pour MolenGeek, cet écosystème qui a pour objectif de rendre les technologies accessibles au plus grand nombre. A commencer par les jeunes de Molenbeek.
Sa pédagogie, le taux de réussite de son école de codage, les raisons de cette réussite, la façon de concevoir l’enseignement et l’éducation, tout cela m’a impressionné.
Un coup de coeur pour sa trajectoire de vie, sa façon de concevoir l’enseignement, son engagement pour l’inscription du codage dans le parcours scolaire, sa façon de voir l’intégration (les deux débats actuellement sensibles à Bruxelles [1]), lui qui se situe entre le Maroc et la Belgique.
Voici pourquoi je vous parle ici d’Ibrahim Ouassari.
Et pourquoi j’ai repris des extraits d’un entretien parus dans La Libre le 10 juillet dernier, en me permettant d’y souligner (en brun), les passages les plus significatifs à mes yeux.
Pour lire plus d’extraits de l’entretien, je vous renvoie à mon site de larcenciel, et pour l’intégrale de l’article, voir ici, sur le site de La Libre.
Son père, venu du Maroc, illettré, lui a tout appris. La vie, les autres, les valeurs, le goût du travail. Il est décédé pendant le Covid, de mort naturelle. Pendant six mois, tous les jours, Ibrahim venait devant la fenêtre de la maison de son père pour discuter, face à la vitrine qui les séparait.
Mes parents viennent du Maroc. Moi et certains de mes frères et sœurs sont nés ici. Nous étions huit enfants, je suis l’avant-dernier. Un de mes frères est juge, deux autres sont ingénieurs, une sœur est licenciée de l’université de Cologne… les études étaient très importantes pour mes parents, ils étaient très cultivés et avait une grande sagesse bien qu’ils étaient tous les deux illettrés.
Ma maman a élevé ses enfants. Mon père a travaillé pendant quasiment toute sa carrière aux forges de Clabecq. Il travaillait trois semaines non-stop, sans week-end. Avec un horaire rotatif hebdomadaire, matin, soir et nuit. Ensuite, il avait une semaine de congé.
La dernière année que j’ai réussie, c’est la première secondaire… après, j’ai tout raté. Tout le temps. Mes frères et sœurs m’ont pourtant bien accompagné. Ils ne comprenaient pas pourquoi je ratais. Ils croyaient que je ne voulais pas. Mais en réalité, je n’y arrivais pas. Le système ne me convenait pas : on était tous là en rang d’oignons face à une personne qui récite son savoir pendant toute la journée…
À 16 ans, j’ai fait un job d’étudiant en tant qu’éducateur de rue. Il fallait un diplôme. J’ai étudié et je l’ai obtenu. Mon premier ! (...) À 19 ans, j’ai démissionné. Pour moi, c’était plaisant mais je ne trouvais pas vraiment le sens de mon travail.
J’ai été engagé puis renvoyé de la Stib après 3 semaines. J’ai fait quelques petits boulots en intérim dans les usines de Zellik, Vilvorde. J’ai abouti dans une entreprise de câblage informatique. (...)
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Après avoir créé MolenGeek, une école de codage informatique à Molenbeek [2], avec un taux de réussite important [3], Ibrahim Ouassari se prête aux questions que lui pose Francis Van de Woestyne.
Comment expliquer le taux de réussite ?
Je pense que c’est une question d’état d’esprit. Nous ne voulons pas qu’un seul jeune s’en sorte : nous voulons que le groupe monte, avance ensemble, comme en entreprise. L’appartenance au groupe est importante : chaque groupe a un nom. La formation est très collaborative, participative. Collaborer : on appelle cela “la triche” à l’école. Ici, ce ne sont pas les progrès individuels qui comptent, c’est l’équipe.
Autre mot important : la confiance en soi…
On fait en sorte que l’apprentissage du codage de base s’apprenne assez vite. Les jeunes voient le résultat, cela leur donne confiance en eux. Ce n’est pas nous qui leur donnons cette confiance en eux, ils l’acquièrent grâce à leurs progrès personnels et à ceux du groupe. C’est essentiel. Il n’y a pas de cession au cours desquelles on leur dit : croyez en vous, vous êtes les meilleurs. Ce n’est pas du coaching personnel. On leur prouve par des faits qu’ils sont capables, utiles, responsables.
Vous bannissez la notion d’échec. Pourquoi ?
L’échec scolaire crée l’échec dans le monde social, professionnel et dans la vie familiale : certains jeunes passent alors leur temps à se cacher en jouant à des jeux vidéo et s’isolent. Ils sont dénigrés au sein de la société et même leur famille. Passer d’échec en échec, j’ai connu cela. Le danger, quand on rate tout et que l’on est stigmatisé, c’est d’accepter, finalement, d’être ce que l’on est : un nul, un looser. Le fait dire : ce n’est pas vrai, tout le monde a du talent, y compris toi, et de parvenir à ce qu’ils se prouvent, à eux-mêmes, qu’ils valent quelque chose, cela les aide beaucoup.
En même temps, votre école n’accueille pas que des “losers”…
Ah mais pas du tout. Nous avons une grande diversité de parcours scolaires. Certains viennent ici après avoir fait des études en anthropologie et en histoire de l’art et ont envie de se former au digital. Cette mixité, cette diversité permet aux jeunes, qui ont raté à l’école, de côtoyer des universitaires. Cela change les regards des uns envers les autres, favorise le respect et l’image de soi.
"Le professeur a, à sa disposition, le meilleur ordinateur du monde : son cerveau.
Et à quoi utilise-t-il son cerveau ? À répéter le même cours…"
Vous semblez dire que l’école est responsable de l’échec scolaire. Mais il y a quand même des jeunes qui ne font aucun effort…
On ne peut pas rendre des gamins de 12,13,14 ou 15 ans responsables de leur réussite scolaire. C’est mon rôle à moi, formateur, c’est ma responsabilité de leur apprendre, de leur transmettre, de mettre en place des instruments pour qu’ils apprennent et maîtrisent les outils, pour qu’ils acquièrent des compétences. C’est moi qui dois m’adapter à eux, pas le contraire. Je dis aux coachs de MolenGeek : “vous n’êtes pas évalué sur le temps passé au cours mais bien sûr le degré de compréhension des élèves des notions que vous leur transmettez. Adaptez-vous, soyez créatifs, faites des choses pour que les jeunes comprennent”. Et cela fonctionne. La notion de réussite doit être plus importante que la notion d’échec.
Vus êtes assez critique sur la manière dont l’enseignement fonctionne…
Si on me demande qui était la deuxième épouse de Charlemagne, je vais sur Google et je vous donne la réponse. Il faut repenser l’école. L’instituteur, le professeur a, à sa disposition, le meilleur ordinateur du monde : son cerveau. Et à quoi utilise-t-il son cerveau ? À répéter le même cours, constamment ! Un professeur doit être inspirant. Il doit coacher, les faire grandir, s’épanouir, réfléchir, rêver, les accompagner dans leur apprentissage. Pour le "par coeur" , il y a un ordinateur, il y a Google, il y a dix mille choses, des jeux, des vidéos pour qu’ils absorbent les connaissances. Il faut donc apprendre à apprendre, à chercher. Par contre, la confiance en soi, c’est à 12 ou 13 ans qu’il faut la leur donner. C’est à ce moment-là que les jeunes ont besoin d’en mentor qui leur dise : “T’inquiète, ça va aller, c’est pas grave. Ok, t’a raté ton examen de français. Mais t’as vu tes notes en math ? C’est ok. On va rattraper cela. Tu vas aider les autres en maths et les autres vont t’aider en français”. Je rêve d’une école avec un espace de coworking, avec un Starbucks. On pourrait aussi permettre aux jeunes de travailler un jour par semaine de chez eux ou développer le cowork de l’école. Ainsi, on les responsabilise, on leur inculque l’esprit d’initiative, d’entreprise, de manière à ce qu’ils puissent créer des projets, dès 12 ou 13 ans.
Tout le monde n’a pas l’esprit d’entreprise…
Un employé peut avoir un esprit d’entreprise, anticiper, ne pas se contenter d’exécuter ce qu’on lui demande. N’avoir que des exécutants dans une entreprise, c’est très lourd. La Belgique regorge de talents mais ils sont inexploités. Parce que le système scolaire n’est pas adapté à beaucoup de jeunes. Certaines écoles préparent l’élite de demain et dans d’autres, le challenge est juste de garder un maximum d’élèves jusqu’au mois de mai et de faire en sorte qu’ils arrivent avant 11 heures du matin. Il faut oser transformer l’enseignement et les écoles.
Le Pacte d’excellence a été pensé pour cela…
(...) Je crois que c’est pas le contenu qui est indigeste pour certains élèves, mais la manière dont il est enseigné. L’épanouissement de l’élève doit rester le centre du système éducatif, sa priorité absolue. Avoir des jeunes motivés à réaliser leur vision du monde demain avec tout les challenges qu’on connait est à mes yeux plus important pour notre société, que réaliser de meilleur score au classement PISA.
Vous êtes partisan de l’inscription du codage dans le parcours scolaire. Pourquoi ?
Cela se fait déjà au nord du pays. Il faut le faire parce qu’une partie de la population, parfois des chirurgiens, des architectes, des avocats de talents sont totalement illettrés en matière informatique. Pourtant, on interagit toute la journée avec du digital. Nous sommes tous et toutes confrontées à des algorithmes. Si on n’arrive pas à comprendre ce qu’il y a derrière, on en devient l’esclave. Quand vous ralentissez sur une vidéo, par exemple consacrée à un régime, celles que l’on vous proposera par la suite vous parleront aussi de régimes. Suivront les vidéos sur les troubles alimentaires. Si, dans un forum, vous vous arrêtez pour lire un avis tranché, radical, ce sont ceux-là que l’on vous proposera lors de votre prochaine venue. Si les gens, les jeunes en particulier, ne savent pas que ce sont des algorithmes qui vous proposent cela, ils auront tendance à croire que le monde est comme cela. Non. Les algorithmes vous enferment dans une petite bulle parce qu’un jour vous avez eu le malheur de cliquer sur une image. Le danger est que certaines personnes pensent que le monde réel est à l’image que ce que les algorithmes leur montrent. Cela empêche les partages et crée des clivages dans la société. Les réseaux sociaux rassurent les gens dans leur pensée même si ces pensées sont clivantes.
Optimiste, malgré tout ?
L’idéal est que, d’ici cinq ou dix ans, MolenGeek n’ait plus à rendre les technologies accessibles, que tous les jeunes soient bien formés à les utiliser. L’école doit donner des cours de codage, d’algorithmie, de data, d’intelligence artificielle, mais aussi d’histoire des technologies. Les jeunes, ici, ne connaissent pas Edward Snowden, Julian Assange, Cambridge Analytica : il faut parler de cela aux jeunes, avant la fin des secondaires. À tous les jeunes, même ceux qui veulent devenir vétérinaires ou avocats. Ce sont les bases de la vie actuelle. Sinon, on ne comprendra pas le monde dans lequel on vit…
C’est la raison pour laquelle vous offrez également des cours pour les aînés…
Oui, il est essentiel de réduire la fracture numérique. Beaucoup d’agences bancaires ferment, les guichets sont difficilement accessibles, tout se fait par internet. Beaucoup d’aînés sont perdus. On l’a vu à l’heure du confinement, il était important pour tous, jeunes et vieux, de garder le contact avec leur famille.
Vous avez aussi des formations pour les jeunes et leurs parents…
Dans le cadre d’un programme “safety”. Il faut expliquer aux jeunes qu’ils peuvent parler aux adultes de tout ce qu’ils font sur internet. Nous proposons aussi aux parents de les aider dans la vie digitale de leur enfant. Aujourd’hui, certains parents qui veulent punir leur enfant leur retirent leur smartphone : c’est la pire idée qui soit car ils utiliseront le téléphone de leur ami. Et les parents ne sauront pas ce qu’ils y voient. Quand j’étais jeune, j’allais jouer au foot avec un copain de classe. Il suffisait à ma mère de pousser un peu le rideau pour voir où j’étais, avec qui j’étais et ce que je faisais. Avec un smartphone, les parents ne savent plus avec qui leurs enfants sont en contact. Il faut créer un espace de confiance entre les parents et l’enfant et leur dire : tu ne seras jamais grondé ou jugé. Je suis là pour t’accompagner. Le père ou la mère pourra alors suggérer à son enfant de ne pas aller voir cela, de bloquer cette personne pour telle ou telle raison. L’interdiction n’est pas la solution. Ce qui compte c’est la formation et la confiance.
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