Ils sont assis dans un amphithéâtre - Université de Moscou .
Ils parlent tous le français : ils sont en 2ème année de faculté. Philologie Romane Depuis l’âge de 6 ans, ils ont suivi des cours intensifs de français, comme d’autres ont été voués à la musique, au sport...
« Avez-vous déjà participé à un cours en tant qu’acteurs qui bougent, qui se groupent, qui inventent, qui cherchent...? »
- « Non jamais ! »
C’est la réponse, unanime.
Toujours (depuis le début de leur scolarité) ils ont été soumis à un double effet de docilisation :
- On pense pour eux et voici ce qu’ils doivent apprendre. Ici, des textes staliniens traduits en français. Progressifs. Patiemment, toutes les facettes de la langue française sont étudiées en des exercices interminables.
- Telle règle de grammaire doit être apprise et appliquée, sinon c’est l’exclusion Sélection oblige. Examens d’excellence. Sanctions.
Me voilà donc en présence d’un public habitué à dépendre du professeur,
moi qui suis venu animer un stage de création, avec deux amis français du Groupe d’Education Nouvelle.
__ Mon intention est de faire vivre une écriture inventive, coopérative, ludique afin de rendre instrumentales des notions simples de linguistique. Je ne veux ni transmettre des faits de langue ornementaux ni retomber dans l’exercisation sur commande.
Sur une idée de l’écrivain Georges Pérec, qui a écrit un roman sans utiliser la lettre « e », et sur une mise en forme de E.Eloy, voici la démarche proposée aux étudiants moscovites :
- Apprendre des lois linguistiques françaises en les faisant fonctionner.
- Inventer ses savoirs, les partager.
- Avoir droit à l’erreur, oser.
- Créer des formes d’expression.
- Théoriser la démarche pour faire apparaître la grammaire de la langue.
- Réutiliser l’acquis de manière créative.
• Descriptif de la démarche
Mise en situation
- Formez des groupes de 4 ou 5 étudiants dispersés dans l’amphithéâtre.
Disposez-vous comme des joueurs de cartes afin que chacun participe.
- Ecrivez en français votre histoire du Petit Chaperon Rouge (le conte le plus connu en Russie) avec la restriction suivante :
- Groupe 1 , sans écrire la lettre a
- Groupe 2 , sans e
- Groupe 3 , sans i
- Groupe 4 , sans o
- Groupe 5 , sans u
(plusieurs groupes peuvent avoir la même contrainte)
- Dans une demi-heure , vous viendrez sur l’estrade lire votre texte de manière originale .
- Je demande de reformuler le problème.
- Appel aux questions des étudiants.
- Réponses de ma part.
Déroulement
Premier moment de stupeur. Des groupes sont inertes, gelés. "Nous ne savons pas..." Je démarre avec eux. Une étudiante note.
« Ah , oui , j’ai compris ! »
Un autre groupe avance bon train. Il comprend Adeline notre interprète déjà venue en France participer aux Universités d’Eté du G.F.E.N.
Bientôt les rires fusent dans la salle. On travaille ferme.
Socialisation
Pendant que les textes sont lus :
– avec bruitages,
– en choeur,
– en duos, etc.,
je note discrètement les traits de langue que je perçois :
– niveau de langue soutenu ou relâché,
– ellipses,
– expansion sur l’axe horizontal (syntagmatique) : enchâssement, emploi de périphrases, de synonymes, d’antonymes, négations,
– prosodie, c’est-à-dire chant de la langue, par le recours à des sonorités, des allitérations,
– fonctions de Jakobson telles que fonction conative (persuader) métalinguistique (éléments parasites où un langage explique le discours),
– figures de style comme la litote, l’euphémisme ...
Théorisation linguistique
Je cite l’un après l’autre les traits du langage que j’ai relevés dans les textes des étudiants et je les illustre par les exemples que j’ai repérés dans chacune des productions.
Relance. Rupture
En groupe, écrivez un conte russe de votre choix en y accumulant le même trait, utilisant à forte dose une tournure de style choisie parmi celles qui viennent d’être relevées (et dont le tableau garde la trace).
L’emploi de toutes les lettres est autorisé.
Après une demi-heure de travail effervescent (au cours duquel je passe dans chaque groupe pour aiguiller éventuellement la recherche vers son objectif) le public se régale, rit aux éclats à l’audition de textes extraordinaires :
– un texte est constitué d’une seule phrase comportant des dizaines de relatives qui s’enchâssent les unes dans les autres
– un groupe présente 4 parties de son conte, chaque partie étant stylistiquement très différente des autres :
– style journalistique caricatural (ellipses nombreuses)
– emploi accentué du métalangage
– niveau de langue prétentieux voisinant un langage trivial
– accumulation de synonymes ;
– etc.
analyse du vécu
« Par groupes (remodelés) de 5 étudiants notez
– ce que vous avez appris
– ce que vous avez ressenti
– pourquoi ce changement ? »
Débat
– Changement de climat
– Liberté pour apprendre
– On comprend mieux ensemble
– C’est la première fois
– Pourquoi nos profs ne font-ils pas cela ?
– Le temps est passé vite
– On a envie de maîtriser davantage la théorie du langage
– On nous prend au sérieux
etc.
Ma question en guise d’adieu...
Quand on vous transmet une science toute faite et qu’on vous oblige à l’apprendre sous peine d’exclusion, et de plus dans un esprit de compétition, quel citoyens forme-t-on ?
Quand vous cherchez vous-mêmes, en solidarité, en créant, quel citoyen
êtes-vous ?
Charles Pepinster
Moscou, le 17 novembre 1994.