Les utopies éducatives
Si le terme « utopie » fait son apparition avec Thomas More [1], on peut néanmoins considérer qu’avec La République, Platon signe l’une des premières utopies éducatives en lien avec un régime politique particulier. Mais, c’est sans doute en particulier à partir du XIXe siècle que l’enfant semble devenir le nouveau « bon sauvage » et que l’école constitue une nouvelle forme d’expression des robinsonnades. Le XIXe siècle s’est en particulier illustré par les utopies socialistes dans lesquelles on imagine des formes idéales de société, mais aussi d’éducation, comme chez Fourier, et où on en expérimente même, comme chez Owen, qui crée les premières écoles maternelles.
Les milieux anarchistes, durant la Belle Epoque, se sont illustrés par des expériences éducatives innovantes pour l’époque, comme la Ruche de Sébastien Faure. Ces écoles avaient en particulier pour objectifs de remettre en question la division sociale du travail entre travail manuel et intellectuel, entre exécutant et décideur.
Après, la Première Guerre mondiale, la Ligue internationale pour l’éducation nouvelle porte l’espoir que de nouvelles pratiques éducatives éviteront que se produise à nouveau une autre guerre mondiale. Néanmoins, il est possible de se demander si, comme l’a critiqué Engels au sujet du « socialisme utopique », les utopies éducatives n’ont pas négligé la prise en compte des conditions sociales réelles dans la réalisation de leur projet.
Les dystopies éducatives
En effet, la soumission des masses au fascisme dans les années 1930-1940 conduit à s’interroger sur les mécanismes qui ont rendu possible une telle situation. L’étude sur la personnalité autoritaire, coordonnée par Adorno, montre qu’il existerait un lien entre l’adhésion à des valeurs d’autorité, d’ordre et de discipline et la proximité avec les idées d’extrême-droite. De son côté, à travers des expériences, le psychologue social Solomon Asch met en lumière une tendance au conformisme de groupe. Son élève, Stanley Milgram, dans une expérience célèbre, est conduit à mettre en évidence une tendance sociale à la soumission aveugle à une autorité perçue comme légitime.
C’est dans cette ligne qu’il est possible de situer ce que l’on peut appeler les « dystopies éducatives ». Deux sont particulièrement célèbres. Il s’agit tout d’abord de l’expérience dite de « la Troisième vague » menée par Ron Jones avec ses élèves de lycée, en 1967, en Californie. Il met en place une expérience dans laquelle il parvient à faire adhérer ses élèves à un mouvement fasciste en recréant dans sa classe les conditions de base de tels mouvements.
La seconde est l’expérience « yeux bleus/yeux marrons » menées par Jane Elliott, en 1968, avec des élèves de primaire qu’elle parvient à faire adhérer à un régime ségrégationniste qu’elle met en place dans sa classe. Dans le cas de ces deux expériences, il s’agit, pour leurs auteurs, de faire prendre conscience à leurs élèves de la manière dont peuvent se mettre en place des régimes totalitaires et racistes. Mais, les dystopies éducatives nous conduisent ainsi à nous interroger sur le rôle que peut jouer l’éducation dans l’adhésion des individus à des régimes politiques fascistes.
Education critique et démocratie
On oublie un peu facilement aujourd’hui que l’une des grandes problématiques enseignantes du XXe siècle a sans doute été l’interrogation sur le rôle que l’éducation peut jouer dans la lutte contre l’adhésion aux régimes fascistes. Pourtant, dans un contexte de montée des partis d’extrême-droite en Europe, cette question devrait être plus que jamais présente.
A cet égard, l’œuvre du pédagogue brésilien Paulo Freire reste d’une actualité précieuse car elle constitue l’une des plus importantes réflexions menées sur ce qu’est une éducation démocratique, par opposition aux formes d’éducation autoritaires menant à la « domestication ».
Ce qui distingue l’œuvre de Paulo Freire des utopies éducatives, c’est qu’il ne cherche pas à faire de l’école une mini-utopie, mais à développer chez les élèves une conscience critique et un pouvoir d’agir en vue de la transformation sociale.
Il met au cœur de sa pratique pédagogique le dialogue critique, qui incite les élèves à discuter de manière critique les affirmations axiologiques avancées par l’enseignant. L’enseignement problématisateur encourage les élèves à s’interroger de manière critique sur la relation entre les contenus de savoirs dispensés dans le cadre de l’institution scolaire et les conditions sociales de production de ces savoirs. Une telle éducation refuse de réduire l’enseignement à une simple question technique de moyens efficaces d’apprentissage, mais considère que les enseignants doivent jouer un rôle dans la formation d’une citoyenneté critique, seule apte à assurer la vie d’un régime démocratique.
* Enseignante en philosophie et chercheuse en sociologie, présidente de l’IRESMO, Paris, iresmo.jimdo.com Publication récente : Paulo Freire, Pédagogue des opprimée-s, éd. Libertalia, janvier 2018.
** Le Courrier
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Le Courrier est un quotidien suisse de gauche de langue française édité à Genève. Il affiche le slogan « L’essentiel autrement », adoptant une ligne socio-politique claire : humaniste et progressiste.
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