Ailleurs, est-on intoxiqué par l’habitude de noter les élèves ?
Je reviens de Bolivie où, pour la dixième année consécutive, j’ai conduit des stages de formation pour les enseignants.
Je me suis demandé si, là-bas les profs étaient aussi addictifs aux points, notes, punitions, humiliations, dénonciations aux parents, bulletins chiffrés, moyennes, échecs… que chez nous.
J’ai donc remis à chacun des 37 participants d’un atelier récent d’Education Nouvelle, un texte en espagnol comptant 20 erreurs orthographiques et j’ai demandé à chacun de noter discrètement sa copie sur 10 points. En face de cette note, j’ai ensuite demandé d’indiquer dans un cercle le nombre d’erreurs relevées.
Qu’allait-il apparaître dans cette situation de laboratoire déjà mise au point par Henri Piéron (1881-1964), un des fondateurs de la psychologie scientifique ?
Les Sud Américains allait-ils s’étonner, renâcler, questionner ?
Non, ils se sont montrés tout à fait à l’aise, se mettant tous à « corriger » consciencieusement, comme chez nous, sans se poser de question, sans réticences apparentes.
Allaient-ils mettre tous la même note, trouver tous qu’il y avait 20 erreurs ?
Etaient-ils différents des enseignants de nos pays occidentaux ?
Et chez nous ?
Il est intéressant de savoir qu’en 25 ans d’animation d’ateliers de formation pédagogique en Belgique, France, Suisse, Luxembourg, Tunisie, ce ne sont pas seulement 37 correcteurs que j’ai consultés mais 1255. Ils ont tous eu sous les yeux la même page pleine d’erreurs orthographiques. Du tableau complet des notes accordées, allant de 20 à 0, j’extrais quelques constatations :
7 correcteurs ont attribué 19/20
46 -> 17/20 110 -> 15/20 132 -> 12/20 144 -> 10/20 76 -> 8/20 42 -> 5/20 18 -> 1/20 112 -> 0/20 1 prof a mis -15/20 (moins 15 sur 20 !) |
Un groupe de six correcteurs a détecté 25 erreurs et a mis 12/20. Un autre groupe en a trouvé aussi 25 mais a donné un…zéro. Un groupe trouve 44 fautes et attribue 12,5/20. Un autre pour 30 erreurs met 7/20. |
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NB : Une lecture attentive du texte (identique pour tous donc) permettait de trouver 42 erreurs, selon moi.
Pour conduire cette recherche, j’avais photocopié une double page du cahier d’Histoire de mes 15 ans en 1255 exemplaires.
Très rares sont les enseignants qui ont manifesté une objection de conscience à la notation. Ils se sont montrés en overdose de notation, complètement acquis à l’aspect « ça va de soi » du système : soumis, scrupuleux voire généreux en fermant les yeux sur les manques évidents de compétence orthographique de l’auteur de la copie, sourds aux arguments des rares rebelles regardés comme des extraterrestres.
Cette addiction à la note chiffrée a-t-elle touché l’Amérique Latine ?
Retour chez les profs en Bolivie
Voici maintenant comment les 37 professeurs boliviens ont noté la même feuille aux 20 erreurs orthographiques :
4 correcteurs ont attribué 9/10
– 14 -> 8/10
– 7 -> 7/10
– 7 -> 6/10
– 5 -> 5/10
Ont-ils tous détecté les 20 erreurs ? Non, évidemment.
Les 14 participants qui ont donné 8/10 ont-ils trouvé le même nombre de fautes ?
Encore non. Ainsi, 8 points sur 10 viennent de professeurs qui ont trouvé tantôt 17 cacographies, tantôt 16, 9, 7, 6, 5, 4, 2… Ainsi, un enseignant identifie 17 erreurs, un autre 2… mais ils mettent tous deux 8/10.
Banale ressemblance et curieuse différence.
En Occident comme aux Amériques la dispersion de la note rend celle-ci non crédible, même avec des grilles de correction tarifées comme je l’ai pratiqué à plusieurs reprises.
Mais ce qui est frappant, c’est le taux élevé des notes d’exclusion chez nous et leur absence dans le petit échantillon entrevu outre Atlantique.
C’est qu’en Bolivie Amazonienne, m’a-t-on expliqué, le prof est considéré comme « bon » aux yeux des parents quand les enfants ont tous de bonnes notes.
Pas étonnant, qu’on tienne aux notes toujours falsifiables.
Y a-t-il, en revanche, un relent de jansénisme dans nos pays ? Des profs y sont honorés quand ils excluent beaucoup ; c’est un signe d’exigence, de sérieux dont certains s’enorgueillissent : « Chez nous, on ne jette pas les points à la tête des élèves, on les stimule à travailler plus pour gagner plus ».
Faut-il supprimer la note ?
Ma réponse surprend les stagiaires que je rencontre : « NON… pas tout de suite ».
Il s’agit de faire une cure de désintoxication de l’institution car les profs, les parents (voire les experts théoriques et les autorités) n’ont jamais vécu leur scolarité sans jugement chiffré et surtout n’ont jamais conduit eux-mêmes des cohortes d’élèves débarrassées du chantage de la notation comme j’ai pu le faire. [1]
Gavés par la notation qui leur a réussi ou qu’ils ont sublimée, ils peuvent chercher des accommodements à l’évaluation chiffrée mais ils ont une peur bleue d’un sevrage complet : ils inventent des couleurs, des ++, des +/- et gardent les interros partielles et partiales. Pour eux, ôter la notation c’est encourager la paresse... et ils ont raison s’ils ne changent rien dans leur manière d’enseigner.
En effet, l’élève imprégné d’esprit de spéculation, c’est-à-dire chez qui on a installé comme un réflexe conditionné : « travail = points », réagit normalement quand il étudie si des bonnes notes sont à gagner et modère ses ardeurs studieuses s’il n’est pas payé. Il se met en veilleuse comme d’autres se mettent en grève s’ils ne reçoivent pas le salaire escompté.
Que faire pour sortir de l’addiction aux notes ?
Comme tout sevrage, c’est difficile et ça nécessite de l’accompagnement car il faut mêler raison et sentiments :
– Changer les pratiques basées sur la compétition, la transmission docilisante des savoirs tout faits pour installer la recherche difficile et rigoureuse en donnant la priorité à l’initiative, la concertation, à l’enthousiasme. Donc motiver fortement pour que la note ne soit plus nécessaire pour faire apprendre.
En d’autres termes, il s’agit de remplacer la motivation d’excitation par la motivation d’incitation.Vaste programme.
- Ne plus croire à la fiabilité des notes ni y faire croire les élèves et les parents…et l’annoncer.
– Rendre la note de plus en plus rare ; ainsi ne plus noter les devoirs (avant de les supprimer et de les remplacer par des recherches libres à communiquer aux condisciples pour les instruire).
– Obtenir de la direction de l’école un moratoire, c’est-à-dire une permission de mettre en cohérence une nouvelle façon de faire apprendre inventive et fraternelle et une évaluation sans notes de même nature.
– Découvrir en équipe professorale que la loi (sauf en Suisse) ne fait pas de la notation une obligation, qu’aucun prof n’a appris à noter, que les processus de pensées sont invisibles (on peut au mieux les deviner).
– Constater que les élèves se détournent vite de l’appât des points lorsque les cours sont passionnants.
– Eviter de juger les collègues qui restent accro(ché)s aux notes, de leur donner des leçons de morale.
– Rechercher en équipe les avantages et les inconvénients du maintien ou de la suppression du paiement par des points. Créer des groupes de réflexion et de vigilance pour éradiquer les examens notés dans tout l’enseignement, pas seulement en primaire, pour les remplacer par des variations d’apprentissage complexes en groupes de solidarité, des travaux personnels encadrés, des unités capitalisables. [2]
– Collectionner les témoignages de pédagogues qui ne notent plus mais qui inventent mille façons d’apprendre.
– Rechercher la littérature qui défend la notation et celle qui prône sa suppression. [3]
– Eviter d’apeurer les parents par trop d’empressement à bannir le paiement du rendement scolaire mais montrer par l’usage du portfolio, par des ateliers de réflexion, des films, des rencontres personnalisées, des témoignages, que la communication école/famille gagne en qualité une fois débarrassée de l’illusion du langage des nombres, notes abondamment manipulées dans l’école traditionnelle.
– Remplacer les examens certificatifs par le chef-d’œuvre pédagogique dont j’ai fondé la nouvelle formule.
– Remplacer les interros pondérées par des coups de sonde sans points, simplement pour savoir ce qu’il faut faire apprendre car le droit à l’erreur est un droit de l’élève qui justifie d’ailleurs le salaire des professeurs.
– Associer les élèves au choix des notions à apprendre, en toute sérénité. Permettre puis développer l’appel à l’aide auprès de condisciples et de professeurs. Ce n’est pas seulement à l’adulte de détecter les failles dans les apprentissages mais à un partenariat fait de respect et de sécurité. Non à la peur, oui à la confiance.
– Déscolariser l’institution pour mieux développer la culture où les notions-mères elles-mêmes sont culturelles donc incommensurables ; on ne note pas la façon d’apprécier une œuvre d’art, un enthousiasme, une façon d’aimer.
Pourquoi quitter le mesurage de l’humain ?
Pour créer, dès l’enfance une société plus créative et solidaire, moins mercantile, dont le monde a besoin pour affronter le Futur.
Ch. P. (Groupe Belge d’Education Nouvelle, GBEN)
pepinstercharles chez ymail.com ; www.gben.be