Le colloque annonce qu’une "page se tourne". Est-ce le projet d’École actuel qui est condamné ou l’École telle qu’elle est ?
Le colloque qu’organise le Girsef pose de fait la question de la survie d’une institution qui a une histoire. L’institution scolaire a connu une période d’émergence et d’expansion. Et, comme tout ce qu’a produit l’histoire, elle peut disparaître pour laisser place à autre chose. Or, actuellement, une série de profondes transformations sociétales questionnent à la fois le projet institutionnel de l’École et la forme particulière d’éducation qu’elle promeut. L’institution scolaire tend à se fragmenter, avec la différenciation croissante des organisations qui la constituent. Elle est en outre concurrencée par des opérateurs d’apprentissage externes au système éducatif. Elle semble donc à la fois se dissoudre et perdre sa position dominante. Elle tend à être peu à peu mise hors-jeu, comme le dit le titre du colloque. Quant à la forme particulière d’éducation qualifiée de scolaire, certaines de ses caractéristiques sont au moins partiellement remises en cause. Pensons par exemple à la rupture nette entre apprendre et faire, au sacro-saint manuel scolaire, ou à la planification précise des apprentissages et des parcours de formation. Bref, on sent bien qu’une page se tourne. Mais il est difficile de dire aujourd’hui, si nous arrivons à la fin du livre ou simplement d’un chapitre de ce livre. Cela dépendra en partie des actions que développeront les divers acteurs concernés par l’École.
Est-ce le savoir scolaire ou la façon d’atteindre ce savoir qui est menacé ?
Les deux. D’abord la manière de se les approprier puisque, comme je viens de le dire, certains aspects de la forme scolaire sont mis en cause. Mais aussi le contenu des savoirs. Peut-être devrais-je cependant dire que ces contenus tardent à être vraiment affectés. Les savoirs scolaires apparaissent en effet étonnamment stables. C’est un marqueur de la résistance de l’institution scolaire à sa remise en cause, mais c’est aussi potentiellement un vecteur de sa marginalisation. Des évolutions sont néanmoins perceptibles dans certaines disciplines, comme en histoire où, du moins en Belgique francophone, on accorde plus de poids aujourd’hui à une démarche de recherche critique qu’à la maîtrise du « récit historique. C’est le cas aussi en langues modernes, où l’aspect de connaissance d’une culture différente est évacué au profit d’un rapport instrumental à la langue.
N’est-ce pas là le signe de l’idéologie néo-libérale ?
De fait, on voit bien, avec ce dernier exemple, qu’un des vecteurs d’évolution des savoirs est la volonté de mettre l’École au service de l’employabilité, de la compétitivité et des compétences permettant aux jeunes de s’inscrire davantage dans la société en réseaux. Quelle autre motivation y a-t-il en effet à étudier l’anglais que d’étendre potentiellement le nombre de contacts, de connaissances et d’opportunités dont on peut se saisir ? La question que pose cette dernière évolution (et plus généralement la place horaire accordée à l’enseignement des langues) est de savoir si c’est fondamentalement à l’École de s’occuper de cela, au détriment de l’apprentissage de tant d’autres savoirs et compétences qu’il serait urgent de transmettre pour favoriser une réelle émancipation au sein de cette « nouvelle société ».
Quelle place prennent les TIC dans cette remise en question de l’École ?
Des auteurs comme Michel Serres1 ou Dirk Baecker2 insistent sur l’impact considérable qu’a eu sur les sociétés l’apparition de nouveaux medias de communication. L’apparition du langage a bouleversé les sociétés pré-historiques tout comme l’écriture puis l’imprimerie ont bousculé les sociétés dans lesquelles elles sont apparues. Ces innovations ont en effet chaque fois ouvert la voie à un afflux de nouvelles représentations du monde mettant potentiellement en question les sociétés, institutions et communautés qui, jusqu’alors, les avaient tenues à l’écart. Quelques dizaine d’années après son émergence, l’informatique semble avoir un impact similaire, dans tous les domaines de la société.
Plus précisément ?
Elle participe à l’émergence de nouvelles structures sociales et d’une nouvelle culture. Elle va dans le sens d’une société structurée en réseaux plutôt qu’en secteurs et territoires cloisonnés. Elle est vecteur d’accélération, comme le montre bien Hartmut Rosa3. Elle modifie potentiellement nos stratégies individuelles et collectives (plus adaptatives que planifiées), ainsi que notre rapport au texte et à la connaissance. Elle touche donc également une École qui reste fondée sur la planification de processus long d’éducation plutôt que sur des parcours différenciés et individualisés, sur l’autorité du maître et des savoirs qu’il transmet plutôt que sur la fragilité de toute affirmation, sur le manuel présentant un savoir clos et cohérent plutôt que sur des textes courts et inter-reliés, etc. Oui, les TIC sont un important vecteur de transformation de l’École, et la question des rapports entre TIC et École est bien plus large que celle de la place à accorder à l’ordinateur dans les salles de classe.
L’École actuelle a un projet qui est d’entretenir la nation. Quel projet pour l’École demain ?
Il est clair que l’histoire de l’École épouse étroitement l’histoire de l’État, et ce n’est pas un hasard si l’État et l’École sont l’un et l’autre actuellement en situation de crise. Vouloir que l’École contribue avant tout à la compétitivité économique est dans le droit fil de cette tradition, et en même temps génère des politique contribuant au renforcement du libéralisme destructeur d’État. A travers ses réformes successives, l’État semble ainsi saper les bases de son institution scolaire, et ses propres bases. L’une des difficultés actuelles de l’École est précisément que son « pilote » est bien mal en point et éprouve beaucoup de difficulté à faire autre chose que « piloter à vue », en fonction des contingences évolutives plus que d’un projet. On se demande donc quel acteur collectif peut être porteur d’une École prenant un tout autre cap que celui que prend actuellement le système scolaire au gré des coups de gouvernail donnés tantôt à droite tantôt à gauche, mais dans une direction qui dépend fondamentalement du fort courant des évolutions sociétales et de l’idéologie libérale.
Et quelle place pour les profs ?
Personnellement, je rêve d’une École émancipatrice. A mon sens, une telle École implique, à côté d’un socle de savoirs, une démarche d’alphabétisation sociale. Une telle démarche ne se réduit absolument pas à un cours d’éducation à la citoyenneté. Elle implique de donner une place à des dispositifs de coéducation bien plus horizontaux au sein de groupes d’apprenants hétérogènes, où le prof devrait être le garant du fait que tous les participants puissent avoir la parole et puissent interagir conflictuellement dans une dynamique constructive. Mais de tels dispositifs constitueraient pour beaucoup d’enseignants une révolution. En effet, comme le dit François Galichet dans son intéressant petit livre sur l’émancipation, « la démarche émancipatrice oblige le formateur à renoncer à l’autorité qui est traditionnellement la sienne pour en inventer une autre, fondée sur l’organisation de dispositifs plutôt que sur l’imposition de connaissances et d’exercices ».
Propos recueillis par François Jarraud
Le colloque
La fin de l’Ecole
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Notes :
1. Hartmut Rosa (211) Accélération. Une critique sociale du temps, La découverte.
2. Michel Serres (2012), Petite Poucette, Le Pommier.
3. Dircck Baecker (2014) , Layers, Flows, and Switches : Individuals in Next Society,in Beate Geissler, Oliver Sann, Brian Holmes (eds.), Volatile Smile, Nürnberg : Verlag für moderne Kunst, pp. 90-97. Disponible sur : http://dx.doi.org/10.2139/ssrn.2200791
4. François Galichet (2014), L’émancipation. Se libérer des dominations, Chronique sociale.