Les réflexions qui suivent feront-elles mieux ?
Peut-être avez-vous entendu parler du VUCA [1] (Volatility, uncertainty, complexity and ambiguity) : “Vulnérabilité, Incertitude, Complexité, Ambiguïté”, notion introduite par l’U.S. Army War College pour qualifier les relations multilatérales depuis la fin de la guerre froide. [2]. (On a très vite compris quand on suit l’actualité de la politique extérieure des Etats-Unis).
Voici mon propos.
Il est basé sur une opinion de Bruno Wattenbergh, professeur en stratégie d’entreprise, en innovation et en entrepreunariat, parue dans “La Libre Entreprise”. [3]
Cette notion de VUCA est progressivement introduite dans le monde de la stratégie d’entreprise.
Mais je constate que le monde VUCA, où déséquilibre et hyperfluidité dominent, ne concerne pas seulement l’entreprise, mais aussi le secteur public et les organisations sociales. Et l’école. Qui oserait prétendre que l’école vit dans une bulle protégée de cette fluidité ambiante qui déséquilibre tout autant les gens que les structures ? Selon Marshall McLuhan [4], une partie de notre anxiété actuelle provient de notre souhait de résoudre les problèmes d’aujourd’hui avec les outils d’hier.
A une question que je posais un jour au philosophe Jean-Michel Longnaux “Que doit faire un bourgmestre qui est confronté à une exigence de certains de ses concitoyens d’occulter les fenêtres de la piscine, pour protéger les baigneurs et surtout les baigneuses du regard masculin ?”, j’ai reçu une réponse étrange et cinglante qui m’a sérieusement déstabilisé : “Il n’y a pas de “bonne réponse” et celui qui croit avoir trouvé la solution idéale se prend pour Dieu.” [5]
Alors, ce qu’on fait dans le monde des start-up, c’est la plus ancienne des alternatives : le bricolage !
Vous me suivez ?
L’anthropologue Claude Lévi-Strauss voyait dans le bricolage le secret de l’innovation dans les sociétés préindustrielles [6]. L’auteur de "La Pensée sauvage" y expliquait que la plupart des innovations utiles dans ces sociétés préindustrielles étaient issues d’ajustements et de transformations répétitives de matériaux familiers et facilement accessibles. Bref, ce qu’ils avaient sous la main. Et bien l’art du bricolage caractérise aussi les start-ups les plus inventives.
Et Bruno Wattenbergh d’introduire de drôles de concepts : l’approche “causale” et l’approche “effectuale”. Je vous invite à lire ce qui suit en pensant à la sphère de l’apprentissage.
”Ces start-up, en opposition avec l’école causale classique, y substituent l’école effectuale. Une école qui privilégie l’action à la réflexion théorique… qui prône l’utilisation de toutes les formes de ressources disponibles plutôt que l’attente d’une situation idéale où toutes les ressources seraient présentes. Une contrainte qui stimule l’improvisation, l’innovation et la créativité. Qui accepte dès lors l’empirisme, les tests… et les erreurs. Le tout dans une approche inventive et si possible ludique pour recombiner de manière improvisée des éléments hétérogènes.”
Ne dirait-on pas de l’Éducation nouvelle ?
Cette notion de recombinaison mérite notre attention.
Comme l’explique très bien Isabelle Autissier, Professeur en Sciences de la mer, première femme à avoir accompli un tour du monde en compétition, en 1991, qui a régulièrement été forcée à bricoler au cours de ces traversées : "L’invention requiert d’assembler des choses qui n’ont rien à voir les unes avec les autres. C’est à la fois une forme d’intelligence et un sport ; si on ne la pratique pas souvent et beaucoup, c’est dur. Mais si nous pratiquons suffisamment ce genre de gymnastique intellectuelle, nous pouvons réagir très vite quand il le faut" (Citée dans "Eloge du bricolage" par Amiel Kornel (Paris Innovation Review).
Combien de fois, un enseignant ne doit-il pas faire appel à ses ressources créatives pour résoudre des problèmes qui surgissent et n’ont jamais auparavant été abordés et résolus ? Je ne pense évidemment pas qu’à des contenus matières, mais aux situations de classe, aux nouvelles dynamiques socio-affectives.
Je pense aux “nouveaux” élèves “transgenres”dans le supérieur, aux conflits inter-culturels, à l’éducation à l’environnement… Je cite Marie-Martine Schyns :“les compétences en sciences et en géographie physique doivent reposer sur les connaissances essentielles liées à la découverte et à la maîtrise des principes élémentaires de la nature, de la géologie, de la biologie, de la chimie et de la physique, mais aussi des milieux naturels et des écosystèmes. Les compétences en technologie supposent également une compréhension des changements induits par la technologie, y compris en termes sociaux et environnementaux." et les sciences humaines et sociales, la philosophie et la citoyenneté, devront aussi viser, quant à elles, à la mobilisation des outils qui permettront d’appréhender les problématiques environnementales.
Je pense que l’essentiel de la mise en place du “Pacte d’excellence” va devoir faire appel à nos ressources en bricolage, au sens noble du terme, pour réussir.
Pour employer encore de nouveaux concepts qui apparaissent dans le champs de la coopération transfrontalière en matière de santé : passer d’une frontière “coupure” à une frontière “suture”. Pour réussir ces connexions d’un nouveau genre, sans pouvoir se référer à “une situation idéale où toutes les ressources seraient présentes”, à des modèles déjà là, il faudra se situer, en face des apprenants et en face des parents, comme des bricoleurs, des inventeurs, des rêveurs imaginatifs capables de “manipuler” leurs rêves et de passer à la réalisation. Ceux qui auront réussi ce grand “bricolage” des connexions, seront gagnants. Gagnants, je veux dire acceptés et estimés par leurs élèves, qui les considéreront comme digne d’être suivis, denrée devenue assez rare par les temps qui courent.
Accepter ponctuellement de connecter nos bases de données, nos outils, nous ouvrir à des influences extérieures, favoriser le "faire" au détriment du conceptuel, de pousser au test rapide en tablant sur les ressources des “essais-erreurs”, tolérer l’échec, mais pas le statu quo, ces pratiques des start-up, je les vois bien entrer dans les écoles.
“Cette école effectuale, ce bricolage, a priori réservé à la sphère privée, à la pratique individuelle, cette échappatoire au manque de méthode ou de ressource, cette pratique de startup numérique” ne devrait-t-elle pas s’inviter plus régulièrement dans nos activités éducatives ?
Ce serait un moyen de préparer les générations qui nous suivent à mieux affronter les défis d’une transition qui risque d’être plus globale et envahissante qu’on ne l’imagine.
Mais pour éviter toute ambiguïté, je remplacerait volontiers ce concept de bricolage par celui de créativité (même si ce mot passe-partout est périlleux), en me souvenant de cette belle formule du GFEN “Créer, c’est jouer avec les contraintes”. Je veux dire que le “bricolage” ce n’est pas juste une fantaisie faite au “pifomètre” de bric et de broc, c’est une démarche vachement sérieuse, basée sur un certain nombre de compétence pointues, parfois acquises au cours de nombreuses années de pratique, d’essais et d’erreurs, de recherche et de réflexion. C’est un moment d’intuition, où l’on sort des chemins balisés et des routines, pour un saut inventif dans quelque chose de nouveau, "pensée latérale” (E. De Bono), hybridation, mutation…
Et là, je pense immanquablement aux livres de Jean-François Manil et Léonard Guillaume, et à leurs productions diverses, comme Esarintulo et MultiX : quand le “bricolage” devient une discipline à part entière !
A défaut d’être tout puissants et immortels, les enseignants sont des bricoleurs d’un nouveau genre, des entrepreneurs, D’ailleurs, ils ont à inventer un nouveau métier.
Michel Simonis - 22 février 2018